Cette semaine, nous avons abordé la question du photographe derrière l’écran, notamment à travers de la capture d’écran. Aujourd’hui, nous vous proposons un regard plus « théorique et historique » sur ces pratiques à travers l’expérience de Margherita Balzerani, critique d’art et commissaire d’exposition spécialisée dans le détournement des univers virtuel.
Marco Cadioli, Arenae
OAI13 : À quel moment avez-vous mêlé jeux vidéo et expérience artistique ?
Margherita Balzerani : C’est arrivé assez tardivement. J’ai fait une formation plutôt classique : des études en histoire de l’art. Mais c’est vrai qu’après réflexion, je me suis rendu compte qu’entre mon père informaticien et ma mère peintre, mon amour pour l’art et l’informatique doit certainement venir de là.
En 2002, alors que je terminais mes études, j’ai voulu faire une thèse sur la réappropriation et le détournement esthétique dans les jeux vidéo. À l’époque, on observait l’apparition des premiers modes, c’est-à-dire des premières modifications de programme de jeu pour en faire autre chose.
OAI13 : Quels sont les premiers projets que vous avez observés à cette époque ?
M-B : J’ai découvert les premiers projets au Palais de Tokyo, là où je travaillais à ce moment. À l’époque, il y avait eu une programmation intitulée « Tokyo Game ». Entre 2001 et 2003, nous avons exposé une série d’œuvres de jeux vidéo réalisés par des artistes. Le premier que j’ai repéré et souvent exposé c’est Vigilance 1.0, de Martin Le Chevallier. Ce projet, qui a clairement une positionnement politique, est un jeu de vidéo surveillance réalisé entièrement par l’artiste. Vigilance 1.0 est un « god game », c’est-à-dire un jeu de simulation où le joueur prend la position d’une entité divine, dans lequel on observe, vue d’en haut, la vie d’une ville. Ce jeu est sorti dans un contexte de violence dans les banlieues, au moment au Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur et que les lois sur la présence de caméras un peu partout étaient en discussion. Le jeu fonctionne par la délation et en y jouant, on se rend compte qu’il est assez facile de tomber dans la délation et que ça devient même assez automatique. Un 2e projet qui m’a beaucoup intéressé : Necropolis, de Tobias Bernstrup. Ce jeu se passe dans le quartier de la Défense, ville morte, dans une esthétique à la Blade Runner et Metropolis de Fritz Lang.
Ensuite, j’ai pu découvrir en tant que commissaire des artistes photographes qui faisaient de la photo à l’intérieur de jeux vidéo.
Marco Cadioli, Arenae
OAI13 : À quel moment avez-vous commencé à observer ces projets de photographes dans des univers virtuels ?
M-B : J’ai d’abord découvert Marco Cadioli, reporter dans les jeux vidéo. Je l’ai rencontré dans un univers virtuel, sous le pseudo de Marco ManRay. Durant la campagne présidentielle de 2007, il a réalisé le portrait de l’avatar de Ségolène Royal, la première candidate à s’emparer des univers virtuels. Ce cliché a fait la une de Libération avec le titre « Votez virtuel ». À ce moment, il avait déjà commencé à shooter dans les jeux vidéo de guerre comme Counter Strike. De ce travail a émergé la série Arenae où il se comporte comme un reporter dans une véritable guerre, toujours accompagné d’un autre joueur qui le couvre, Marco Cadioli se place dans une situation de danger virtuel et d’urgence pour réaliser ses images. Le résultat est assez perturbant dans la mesure où l’on retrouve de nombreuses références à Robert Capa.
Récemment, j’ai vu quelques projets réalisés dans GTA V, mais que je trouve beaucoup moins intéressants, beaucoup moins réfléchis et déjà faits. Quand on fait des photos dans un jeu vidéo, il faut se poser la question pourquoi on le fait. Le propre de l’art est de créer l’inattendu. Et quand quelque chose a déjà été fait, c’est beaucoup plus difficile de surprendre.
OAI13 : En tant que critique d’art, qu’avez-vous vu comme évolution au sein de ce mouvement ?
M-B : Je ne pense pas que ce soit vraiment un mouvement. L’outil numérique permet parfois de faire des choses qu’on ne peut pas atteindre dans le réel, et c’est ça qui m’intéresse.
Pour moi la capture dans les jeux vidéo n’est pas un mouvement car ce n’est pas comme les impressionnistes. Ces artistes travaillent sur ce medium tout simplement parce qu’ils sont nés avec. Il fait partie de leur environnement. Cory Arcangel, par exemple, a travaillé sur Super Mario Bros. En réalisant un tableau vivant qui s’appelle Super Mario Cloud, il a réussi à amener une approche iconoclaste de Super Mario en effaçant l’icône de ce plombier moustachu pour mettre en avant le paysage du jeu, à la fois contemporain mais aussi très connoté. En effet, si vous regardez la vidéo de Super Mario Cloud, vous devinez tout de suite que ce ciel appartient au jeu Super Mario Bros. Même en effaçant le personnage principal et les éléments reconnaissables comme les champignons, ce jeu est tellement marqué culturellement qu’on en reconnaît ses nuages.
OAI13 : Au niveau des droits d’auteur, ce genre de réappropriation est-elle autorisée ?
M-B : Cette question est effectivement primordiale. J’ai deux réponses. Il existe aujourd’hui une technique appelée le Machinima, qui vous permet de vous réapproprier un jeu pour en faire un film. Les éditeurs, notamment EA et Rockstar (la série des GTA), ont largement profité de ces détournements de jeu à des fins de communication. D’une part, de nombreux joueurs créent des objets artistiques à partir du travail d’autrui, mais d’un autre côté, ils bénéficient largement de cette visibilité. Ensuite, d’un point de vue plus théorique, le numérique permet aujourd’hui une reproductibilité encore plus accrue. Cette question est clairement au cœur de nos XXe et XXIe siècles. Mais aujourd’hui, cette reproductibilité prend une valeur sur le marché de l’art : la photographie se porte presque mieux que l’art contemporain. Ces œuvres réalisées dans les univers virtuels vont bientôt avoir une vraie place sur le marché de l’art. Après, d’un point de vue pratique, nous n’avons pour le moment pas de réponse à la problématique du droit d’auteur.
OAI13 : Pour vous, y a-t-il un stade au-delà des univers virtuels ?
M-B : Pour moi l’étape suivante, c’est celle de l’invisible. Depuis 2011 je m’intéresse aux nanotechnologies. Je pense que ce domaine est très intéressant à la fois d’un point de vue social mais aussi d’un point de vue artistique. Les nanotechnologies pourraient beaucoup apporter à cet inattendu qu’on attend de l’art.
Site internet : marcocadioli.com
Site internet : coryarcangel.com
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