| Texte et photos d’Aurélien Cohen
Ma rencontre avec la photographie a été particulièrement lente, comme sans cesse repoussée. J’ai toujours été fasciné par l’objet. J’empruntais régulièrement l’appareil de ma mère pour regarder à travers l’objectif, sans jamais déclencher pourtant. Mais j’arrivais à me satisfaire de ces images fantômes, de ce cadre que le viseur me permettait de poser sur le monde. J’avais bien intégré l’interdit : « Attention, ne photographie pas n’importe quoi, ça coûte cher le développement ! » Les boîtiers ne mangeaient encore que du film et le déclenchement restait emprunt d’une certaine sacralité.
Mais ce qui m’a fait vraiment basculer, c’est une rencontre et un cadeau. Une rencontre qui m’a montrée ce que le monde gagnait en richesse et en détails lorsqu’on y posait un oeil suffisamment attentif. Un cadeau, lié à cette rencontre, mon premier « vrai » boîtier, un Nikon FM2 et son rouleau de Tri-X. À partir de là, j’étais hameçonné. Et j’ai doucement abandonné le théâtre et la mise en scène, qui occupaient ma vie depuis quelques années, pour devenir photographe.
J’aime ce que la photographie me pousse à faire : me confronter à l’altérité, dépasser des peurs et pénétrer des espaces dans lesquels je n’aurais aucune raison d’aller. Mon appareil photo est une clé, un passeport, une lampe torche, quelque chose qui me donne une raison pour explorer la vie et le monde. Il y a quelque chose d’incroyable dans cette capacité de la photographie à se déployer ainsi au milieu des choses et à agir constamment comme un aiguillon à la curiosité.
J’aime le rythme du travail photographique, cet équilibre entre un rapport quotidien à la création et la nécessité de poursuivre des projets sur de très longues périodes. Cette possibilité constante de la création me rend heureux, d’autant que cette question d’un rapport simple et spontané à l’acte de création me pesait souvent dans mon travail théâtral.
J’aime la complexité du statut de la photographie à l’époque contemporaine. Ce paradoxe apparent qui veut qu’il n’ait jamais été aussi facile de faire des images et qu’il soit en même temps aussi difficile de leur donner un sens profond, lorsque l’on ne se satisfait ni de la posture du témoin, ni de celle du lifestyler. Pour moi, être photographe aujourd’hui ne peut pas aller de soi et je trouve ça très stimulant.
Je suis donc un photographe qui entretient un rapport compliqué avec la photographie. Si aujourd’hui je suis photographe — peut-être ne le serai-je pas toute ma vie — c’est parce la photographie est le médium visuel qui m’est le plus naturel et que j’ai besoin d’images pour raconter le monde.
Pourtant, je doute souvent de la capacité de l’image à rendre compte de la complexité d’une situation, d’un agencement. Dans mon travail de photographe documentaire, et encore plus de photojournaliste, je suis confronté à des situations d’une telle complexité, présentant un tel degré de nuance, qu’il me semble presque impossible pour l’image photographique d’en rendre compte avec pertinence, sans tomber dans l’illustration ou dans le cliché facile. À ce titre, mes voyages en Ukraine ces derniers mois ont fait apparaître avec encore plus d’urgence la nécessité de réfléchir à cette question.
Je crois qu’être photographe c’est chercher à utiliser au mieux les puissances propres de la photographie. Ne pas vouloir faire dire à une image ce qu’un texte ou un film auraient pu dire, ne pas la caricaturer non plus en un message publicitaire et simpliste, mais accepter ses limites et revendiquer ainsi tout son potentiel politique et poétique. Pour paraphraser les mots que Carlos Fuentes utilisait à propos de l’écriture romanesque, il s’agit de découvrir ou d’inventer ce qui ne peut être dit que par la photographie. Et c’est pour tenter de faire ces images là que je vais continuer à faire de la photographie.
Aurélien Cohen a un site internet : aureliencohen.com
et il fait partie du collectif Périscope : collectifperiscope.com
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