Quand on est un peu imprudent, il arrive que l’on revienne irradié de nos vacances. Par les rayons du soleil ? Pas forcément. Certains ont décidé de se tester aux radiations nucléaires et de s’organiser des vacances à Tchernobyl. Entre développer un cancer en s’oubliant trop souvent sur la plage et assouvir un désir irrépressible de prendre des photos HDR d’une centrale à l’abandon, pour certains touristes, le choix est fait.
► ► ► Cet article fait partie du dossier Le tourisme comme vous ne l’imaginez pas
« Le lieu le plus fascinant de la terre. Capturé par vous » (Agence de voyage Tchernobylwel)
Située à 2 heures au nord de Kiev en Ukraine, la centrale nucléaire de Tchernobyl est l’un des sites abandonnés les plus visités au monde. Le 26 avril 1986, suite à l’explosion d’un réacteur créant un nuage de radiations, la centrale et la ville de Pripyat, située à 3 kilomètres, ont été désertées et accusent l’absence de toute présence humaine. Enfin presque. Si, il y a quelques années, seuls quelques téméraires osaient s’y aventurer, aujourd’hui de plus en plus de visiteurs des quatre coins du monde s’y pressent, que ce soit par le biais d’agences de voyages ou par leurs propres moyens. Quelle idée ont-ils en tête ? Réaliser les photos les plus dramatiques possibles, témoignages des dérives de l’humanité et d’une vision apocalyptique du monde.
La galerie photo du site Tchernobylwel
Tchernobyl attire par le sentiment de danger qu’il procure. Les photos prises sur le terrain apparaissent comme autant de trophées prouvant que l’on y a mis les pieds. Les photos de Tchernobyl ont une symbolique pratiquement similaire à celle de Neil Alden Armstrong faisant ses premiers pas sur la lune : on veut mettre en avant l’exploit, prouver notre présence. En bref, on veut montrer à son entourage et au monde entier que l’on fait partie des privilégiés, qu’on a pris des risques pour témoigner des vestiges du patrimoine de l’humanité.
On vous présente les différents profils de visiteurs-explorateurs et les photos qui vont avec. Alors, simple visite ou néo-tourisme ?
Les explorateurs urbains témoignent pour vous d’un vestige majeur de l’humanité
Les explorateurs urbains constituent une grande partie des personnes qui s’aventurent sur le site. Si vous ne savez pas qui sont ces explorateurs urbains et ce qu’ils font exactement (de l’urbex), ces quelques lignes vous permettront d’en comprendre l’enjeu. L’activité qui définit ce statut d’explorateur porte le nom d’urbex, abréviation « d’exploration urbaine ». Leur objectif est de s’aventurer dans des lieux délaissés ou difficiles d’accès. Leurs photos prouvent non seulement qu’ils y sont allés mais constituent aussi un témoignage qui fait valoir le patrimoine industriel comme patrimoine historique méritant d’être conservé. Plus le site est conservé dans son jus, mieux c’est. Toute trace de modification, après l’abandon du site, est perçue comme une perte d’authenticité.
A ce titre, Tchernobyl constitue un haut lieu d’exploration. Certains explorateurs en parlent comme étant le ”summum de l’Urbex”, d’autres comme étant « surfait ». C’est le cas de l’explorateur MonsieurKurtis (pseudonyme) : « Si tu as vu les photos sur internet, tu as vu quasiment tout le site visitable. (…) Bien qu’on en prenne plein les yeux si on cherche une ambiance post-apocalyptique, on est trop vite limité. (…) Pour les gens, on peut tout visiter comme ça, mais c’est pas forcément le cas. » En effet, l’un des grands intérêts de cette activité réside dans la recherche permanente de lieux inédits. Il ne s’agit pas tant de visiter des lieux abandonnés que d’en découvrir des nouveaux, d’être le premier à ramener la preuve de son existence. Quand un lieu a déjà été documenté des centaines de fois, le sentiment d’inaccessibilité et le statut d’explorateur pionnier et privilégié disparaît.
Pourtant Tchernobyl reste l’un des sites qui compte parmi les plus photographiés par les amateurs de l’urbex : « C’est franchement une superbe place, comme on voit rarement. Mais les parties visitables, même avec les guides clandestins sont tout de même limitées. (…) Si un jour je peux j’irai. C’est quand même un sacré décor, mais globalement, je trouve d’autres lieux bien plus intéressants » (MonsieurKurtis). Il apparaît comme une sorte de passage obligé, un rituel. Preuve que la notoriété et le danger latent qui enveloppent Tchernobyl n’a pas fini d’attirer les curieux, même si les photos rapportées n’ont plus la même fraîcheur qu’au début. Et malgré les visites nombreuses, le lieu reste globalement préservé. La fascination qui l’entoure n’a pas fini de « faire rêver » les personnes en manque de friches.
© Timm Suess : la ville fantôme de Pripyat photographié en HDR, une technique utilisée couramment en Urbex
« 1. Commandez. 2. Venez et payez. 3. Profitez » !
« Les excursions dans la zone d’exclusion de Tchernobyl sont l’une des expériences les plus fascinantes pour chaque aventurier, voyageur et photographe. Chaque année, il y en a environ 18 000 touristes du monde entier qui viennent visiter la zone de Tchernobyl, mais seuls quelques-uns sont capables de voir et de vivre des moments de Tchernobyl et de Pripyat, qui restent cachés et inconnu pour la majorité des visiteurs.
Ce n’est pas moins d’une centaine de personnes par semaine en été et une dizaine par semaine en hiver qui passe par une agence de voyage spécialisée pour visiter le site. » – Agence de voyage Chnerobylwel
« Tu veux visiter Tchernobyl ? C’est facile ! »
Plus récemment, et parallèlement à l’urbex, activité plus « underground », des agences de voyages spécialisées dans la visite du site se montent et développent des activités connexes. Parmi celles-ci, on trouve Tourkiev, Mysterious Kiev ou encore Chernobylwel. Toutes sont censées exercer leurs activités en collaboration avec une agence gouvernementale. Pour 169$ la journée, vous pouvez rejoindre le groupe de visiteurs et partir faire vos photos tant convoitées avec Mysterious Kiev. Plus le nombre de personnes est restreint, plus le prix augmente.
Pour donner envie aux visiteurs de partir à Tchernobyl-Pripyat, les agences ont recours à des slogans et un vocabulaire qui semblent en décalage avec l’objet de la visite. Si le guide de voyage Kyiv in your pocket accroche le lecteur avec une question telle que « Ce n’est pas lors de n’importe quel voyage à l’étranger que vous aurez la chance de visiter le site de l’accident nucléaire le plus grave au monde, n’est-ce pas ? » ; Chernobylwel va plus loin. Ses arguments pour inciter les personnes à venir à Tchernobyl oscillent entre la théâtralisation et la banalisation du site : « L’ultime expérience de Tchernobyl », « Tombez amoureux de Tchernobyl, Pripyat et Duga », et d’autres encore. Des excursions de 3 ou 4 jours, hôtel inclus et parfois un parcours en hélicoptère, sont également proposées.
« Les 6 raisons d’aller à Tchernobyl » sur chernobylwel.com
On pourrait accumuler ces formules promotionnelles destinées à vendre des vacances, pardon, des visites, dans la centrale nucléaires de Tchernobyl. Le lapsus est pourtant révélateur : ces agences ont des propos qui fragilisent la distinction entre « visite » et « tourisme » nucléaire. Et bien que le parcours emprunté suive celui des visites officielles (scientifiques, journalistes, etc.), ce que l’on nous promet, c’est bien de partir en excursions (encadrées) entre aventuriers en herbe ! Et que fait-on durant ces visites ? Des photos. Pour cela, des workshops sont organisés pour apprendre aux personnes à réaliser les clichés les plus dramatiques possibles, leur donnant ainsi l’impression d’être les rescapés d’une visite qui serait pleine d’embûches et de dangers sans guide. Le matériel et le type de photo sont fixés à l’avance.
Les indications et conseils sur la manière dont il faut réaliser des photos ont pour but d’obtenir des photographies dramatiques et spectaculaires : en bref, d’entretenir l’imaginaire collectif et de continuer à nourrir la fascination :
« Pour obtenir des résultats dramatiques et prendre des photographies artistiques, utilisez le mode manuel d’un appareil photo avec une longue exposition pour produire des images dans une vitesse d’obturation rapide dans un lieu pourtant immobile. Que les images soient produites avec un appareil photo basique ou un appareil sophistiqué, on obtient le même effet désiré ; elles montrent que l’utilisateur était là et elles enregistrent ce qu’il voit. Ce point de vue peut souvent être subjectif par les paramètres sélectionnées, mais le sentiment est toujours le même ». Selon les organisateurs de ces workshops, la qualité des photos est donc secondaire. Elles ont avant tout valeur de preuve.
Passons à la visite. Accompagné d’un guide anglophone, le groupe de visiteurs, composé d’une dizaine de personnes, s’aventure dans la ville fantôme de Pripyat.
Les visiteurs peuvent être mis en contact et photographier la population locale, survivants de l’accident. (argumentaire publicitaire et photo du site chernobylwel.com)
On s’aventure dans le lieu, frayeur et « chair de poule » garantie ! (argumentaire publicitaire et photo du site chernobylwel.com)
Le lieu ne semble pas être porteur de traces humaines postérieure à l’accident de 1986.
Lors de la visite, l’un des passages obligés consiste en la contemplation du fameux réacteur n°4 d’où provint l’explosion à l’origine du drame. (argumentaire publicitaire du site chernobylwel.com)
Une fameuse photo en HDR, qui est l’un des types de photos privilégiés sur le site.
A votre retour, vous pourrez poster vos photo sur la plateforme de partages Chernobylphoto de l’agence Chnerbolywel.
Le Tchernobyl-Tour de Benoît Balança
Le photographe français Benoit Balança a voulu se glisser dans la peau d’un de ces « visiteurs » du site. Il a donc entrepris à son un tour une expédition en passant par une de ces agences de voyages. Equipé, comme tous les membres du groupe de touristes, de son appareil photo, il réalisa un reportage sur le déroulement de la visite en tant que tel. Son but ? Rendre compte de ce nouveau type de tourisme-choc qui attire de plus en plus de personnes en quête de sensations extrêmes.
Après 3 check-points, les visiteurs arrivent le site. Benoît Balança explique : « Escortés par un guide de la Tchernobylinterinform Agency (agence gouvernementale en charge de la gestion du site), les curieux peuvent circuler dans la zone. »
S’écartant de la curiosité mal placée et du simple « I was here », Benoit Balança s’attache plutôt à documenter les sentiments qui émergent de la visite. Il observe le site et les personnes qui l’explorent, sans chercher à en saisir à tout prix chaque parcelle.
Il n’y a pas d’avidité dans le regard du photographe, juste une interrogation : en quête de quoi partent ces visiteurs dont le nombre ne cesse de croître ? De sensations fortes, d’une expérience personnelle à raconter pour impressionner les proches, connaissances et nouvelles rencontres sûrement.
Mais peut-être qu’en plus de cette curiosité parfois maladroite, ces visiteurs, explorateurs et curieux plus ou moins téméraires, viennent aussi avec des questions laissées en suspens auxquelles ils cherchent leurs propres réponses. Mettre leurs propres images sur un phénomène, celui de catastrophe nucléaire, qui constitue de plus en plus un leitmotiv dans les médias depuis Fukishima et dont Tchernobyl est le symbole.
[…] Quand on est un peu imprudent, il arrive que l’on revienne irradié de nos vacances. Par les rayons du soleil ? Pas forcément. Certains ont décidé de se tester aux radiations nucléaires et de s’organiser des vacances à Tchernobyl. Entre développer un cancer en s’oubliant trop souvent sur la plage et assouvir un désir irrépressible de prendre des photos HDR d’une centrale à l’abandon, pour certains touristes, le choix est fait. […]