Portraitiste renommé, Philippe Grollier travaille pour la presse et les agences de communication depuis une quinzaine d’année. Parallèlement à ses commandes, il produit des sujets plus personnels en marge de l’actualité. En utilisant les codes du style documentaire, il cherche à interroger le réel en lui laissant toute sa part d’opacité, de poésie et de vérité. C’est ainsi qu’il commence un travail sur l’évolution des accords de paix en Irlande du Nord en 2004, avec une première série Peace Process (2007), et deux autres en cours, Peacewalls et Bonfires. Une nouvelle série, de nouveau axée sur le portrait est également en préparation (The Laughter of our Children – 2016). Je l’ai rencontré pour l’interroger sur ce travail colossal, long de plus de dix ans.
OAI13 : Dans quelles circonstances es-tu allé pour la première fois en Irlande du Nord ?
La première fois que j’y suis parti, c’était pour des vacances en 1999/2000, j’ai tout de suite été surpris par l’ambiance qui y régnait, Il y avait des blindés partout, des miradors, des hélicoptères en stationnaires etc.
Qu’est-ce qui a fait que tu as commencé à travailler sur l’Irlande du Nord ?
Le déclic, si l’on peut dire, c’est de m’être fait arrêté par l’armée. Un contrôle, un soir, avec des mecs qui te tiennent en joue avec une mitraillette sous le nez, cela fait un drôle d’effet quand tu arrives de France où l’on n’est pas vraiment préparé à ça (en l’an 2000). Cette expérience m’a donné envie d’en savoir plus sur la situation en Irlande du Nord depuis la signature des accords de paix en 1998. Pour moi ce genre de petits événements n’était que des souvenirs d’enfance. Ces images que l’on voyait aux infos, ce qui se passait en Irlande du Nord avec l’IRA [armée républicaine irlandaise NDLR], je n’y comprenais absolument rien à l’époque, j’étais encore gamin.
Et puis je me suis rendu compte que personne ne parlait du problème Irlandais. Je cherchais à produire un travail de long terme alors j’ai commencé par lire beaucoup. Des livres sur l’Irlande, sur l’histoire de l’Irlande du Nord, sur comment nous en étions arrivé là etc. J’ai ensuite fait mon premier voyage avec l’intention de prendre des photos quelques années plus tard.
Tu es reparti avec quelque chose de précis en tête ?
À l’époque j’étais surtout portraitiste, cela faisait trois ans que je commençais à beaucoup travailler en presse et j’avais envie de faire autre chose que du portrait. Je voulais m’investir sur un travail plus personnel.
Quand je suis arrivé là-bas, je suis réellement tombé amoureux du pays, des gens, de la langue, de la culture de la musique, de l’ambiance… D’à peu près tout quoi.
Je voulais rencontrer les anciens de l’IRA, voir comment ils vivaient les accords de paix aujourd’hui et comment ils imaginaient la suite pour leur pays. J’ai commencé par prendre contact avec des Irlandais à Paris. Ils m’ont tous dit: « Rentre directement dedans, dis aux gens exactement pourquoi tu es là, ce que tu veux faire, ce que tu attends d’eux parce que si tu leur caches quelque chose ça ne va pas passer. »
Au début j’ai cherché à habiter chez quelqu’un dans le Bogside pour être au cœur de l’endroit et rencontrer plus facilement des gens. Mais dès que j’essayais de parler de l’IRA et des accords de paix, les gens me tournaient le dos. Et puis le dernier jour je suis tombé sur quelqu’un avec qui je me suis bien entendu. Il m’a dit : « Écoute, à ton prochain voyage je te trouve une personne qui pourra t’accueillir dans le Bogside. »
Qu’as-tu décidé de photographier?
J’ai commencé par des portraits avec des paysages qui représentaient un peu l’évolution des accords de paix. Par exemple, un espace vide en plein centre ville de Derry : c’est l’endroit où il y avait une caserne de l’armée détruite six mois plus tôt. Ou bien des dos d’âne dans les rues du Bogside : il n’y en avait pas avant, pour que les blindés de l’armée puissent passer le plus vite possible sans se faire mitrailler. Ils ont commencé à en mettre en 2007. C’est plein de petits détails comme ça…
Ensuite, j’ai photographié les Bonfires. Chaque année, les unionistes (pro anglais) fêtent la victoire de Guillaume d’Orange sur le dernier roi irlandais. C’est extrêmement violent. Ils brûlent des photos des hommes politiques et des martyrs de l’IRA, des grévistes de la faim, des mecs du Sinn Fein, un parti politique républicain, des drapeaux Irlandais. Ils brûlent tout ce qui peut représenter l’Irlande. Sur ces Bonfires, il y a souvent des drapeaux sur lesquels il est fréquemment écrit KAT [Kill All Taigs, NDLR]. En gros ça veut dire : « Tuer tous les cathos ».
Je me suis intéressé au phénomène. Je trouvais ça intéressant de photographier les Bonfires en série : pour moi, ce travail prend tout son sens à partir du moment où t’as deux cents ou trois cents images toutes identiques, et en même temps toutes différentes. Le Bonfire est une sorte de land art populaire très politique et hyper violent à la fois.
Cette année dans le même quartier, tu pouvais ainsi observer les drapeaux loyalistes, confédérés, israéliens (parce qu’ils se sentent proches des colons israéliens) et… des drapeaux nazis. Je pense que ça doit être les seuls au monde à ne pas être au courant que les nazis ont fait un génocide des Juifs.
Il y a une violence, une haine envers l’autre qui est toujours présente. Il y a une émission tous les matins sur la radio nationale BBC Ulster lors de laquelle ils parlent souvent des accords de paix, des problèmes catholique/protestant. Les gens appellent, témoignent … La dernière fois j’ai entendu une mamie d’environ soixante-dix ans déclarant que, jamais de sa vie, elle ne pourrait parler à un catholique. C’est ahurissant.
Tu travailles à la chambre 4×5. Le fait de te promener avec un appareil imposant, ça ne te pose aucun souci ?
C’est beaucoup plus simple que de le faire avec un gros reflex. Si j’avais eu un gros numérique, je me serais fait braquer depuis longtemps je pense. Quand tu shootes à la chambre, les mecs te voient débarquer avec ton gros sac à dos et un gros pied, du coup ils remarquent bien que tu n’es pas un voyeur, ils t’accueillent différemment.
Toi visiblement tu as une affection particulière pour les républicains ?
Ah oui… Assez clairement…
Du fait de cette position, quand tu rentres en contact avec des loyalistes, ce n’est pas compliqué ?
Il s’est passé plusieurs choses… Je suis parti en courant quelques fois, j’ai reçu des jets de pierres, ou je me suis fait accueillir avec un flingue ou des battes de baseball… Mais dans l ‘ensemble, ça se passe plutot bien. Ils sont fiers qu’un étranger s’intéresse à leur « culture ». J’ai beaucoup expliqué ma démarche avant de photographier les Bonfires, surtout avec les républicains. Je les connaissais bien donc y’a pas eu de souci. Et ils ont été assez intelligents pour comprendre que c’était un phénomène plastiquement assez beau. Pour moi, les Bonfires sont des éléments-clés dans l’évolution des accords de paix. Tant qu’il y aura des symboles aussi forts et aussi violents, la paix ne pourra pas être viable à 100%. Ca fait vraiment parti de mon sujet général, de l’évolution des accords de paix.
Et les Peacewall ?
J’ai commencé l’année dernière. Belfast est coupé par vingt-cinq kilomètres de murs. Ils devraient tous être démantelés d’ici 2023.
Par qui ont été initié ces murs ?
Soit par l’armée, soit par les quartiers. En fait, les quartiers sont vraiment séparés : t’as les Irlandais d’un côté et t’as les protestants, dans la rue d’en face. Et comme ça cartonne pas mal, surtout pendant la période des marches orangistes, ils en ont construit jusqu’a y’a deux ans je crois.
Il y a trois grosses associations qui ont pris le problème à bras le corps pour essayer de faire tomber ces murs et de faire se rencontrer les gens des quartiers. Ils ont ouverts un premier trou dans un mur en début d’année. C’est un mur qui coupe un parc en deux avec catholiques d’un coté et protestants de l’autre. Ils ont fait cette porte pour que les gamins puissent aller jouer d’un côté comme de l’autre. Bon, après, je l’ai toujours vue fermée cette porte.
Malgré le côté « travail documentaire théoriquement neutre », il y a quand même un certain risque à évoluer dans tout ce petit monde. Finalement, pour tout ce que tu peux dire ou montrer… il faut être relativement prudent.
Faut être assez intègre en fait. Au tout début, j’avais rencontré quatre mecs de l’IRA autour d’une table. Ils m’ont testé toute l’après midi, à me poser des questions, à discuter entre eux. On a parlé politique pendant je ne sais combien d’heures, et de Guinness.
Au bout d’un moment ils m’ont regardé et y’en a un qui m’a dit : « Écoute, on va la faire simple, on te fait confiance, t’as l’air d’être sympa. Si on nous fait un coup de pute, pour nos gars c’est une balle dans la tête, pour les étrangers on leur casse les jambes et on les laisse dans un champ ». Et là je me suis dit… « OK ! D’accord. Allons-y. ». C’était assez drôle, et en même temps un peu théâtral. Ils cherchent a savoir si tu es fiable ou pas. Depuis, un des type est devenu un de mes meilleurs amis…
Ce que tu me racontes là me fait plus penser à une autre époque, à ce qui se passait dans les années 1970-80.
C’est ça. Et en même temps ils en parlent assez bien de la paix aujourd’hui. Ils disent : « aujourd’hui si on veut faire une guérilla, on n’en a pas les moyens. Dans les années 70, t’avais des kalachs et des cocktails Molotov, aujourd’hui tu peux pas parler sans qu’un drone au-dessus de ta tête sache exactement ce que tu dis. ».
Ils en ont vachement conscience et ils n’imaginent pas du tout retourner en arrière. Et puis ils veulent voir les gamins grandir dans un pays en paix. Ils sont très sereins par rapport à ça. Les choses ont vraiment évolué depuis une dizaine d’année.
Du coup, c’est un travail militant ?
Oui, et en même temps j’essaie de ne pas le montrer. Je veux laisser le libre arbitre au spectateur. Je lui donne juste des éléments pour qu’il puisse les déchiffrer et s’en faire sa propre opinion. Personnellement je suis engagé, j’ai mon point de vue et je fais ce travail parce que, pour moi, c’est important de montrer cette situation et de témoigner de son évolution.
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Bonus : Une petite liste de liens proposée par Philippe pour en découvrir un peu plus sur la situation en Irlande du Nord
– CAIN (Conflict Archive on Internet) – une des meilleurs sources sur le sujet (universitaire): http://cain.ulst.ac.uk
– Peacewall : http://www.belfastinterfaceproject.org/interfaces-map-and-database-overview
– Radio : l’émission dont je parle dans cette interview : Stephen Nolan show sur BBC Ulster / Foyle : http://www.bbc.co.uk/programmes/b007cpsh/episodes/player
– Info generaliste : Vice – a prendre avec du recul – : http://www.vice.com/en_uk/tag/Northern%20Ireland
La BBC : http://www.bbc.com/news/northern_ireland
Le Derry journal : http://www.derryjournal.com
Le Belfast Telegraph : http://www.belfasttelegraph.co.uk
Le Guardian : http://www.theguardian.com/uk/northernireland
Mix de differentes News : http://www.newsnow.co.uk/h/Current+Affairs/Northern+Ireland?type=ts