C’est arrivé un 31 décembre 2014. À quelques heures du nouvel an, le monde a subitement changé grâce à ces quelques mots de Raymond Depardon : « Je trouve ça bien que tout le monde fasse des photos ». Lors de la matinale de France Inter, interrogé par Marc Fauvelle et Isabel Pasquier, le dinosaure argentique français défend la photographie à l’ère du numérique et d’internet, décontenançant les journalistes présents. Oui. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère.
| Par Molly Benn | Liens et sources en fin d’article
Ça devait être une simple interview. Raymond Depardon a trois actualités en ce moment, dont une exposition à Marseille, et la radio France Inter l’invite pour en faire la promotion. Les questions s’annoncent classiques : « Vous avez dit que Marseille était la ville la plus photogénique, qu’est-ce que ça signifie ? (…) Il faut aller au-delà des clichés sur Marseille ? (…) Est-ce que les visages sont des paysages ? »… Bref. Mais comme à chaque interview d’un photographe emblématique du XXe siècle, il est de tradition de passer par un moment d’internet/numérique bashing. Ça commence par une question anodine :
- Marc Fauvelle : Vous n’avez pas d’appareil photo numérique chez vous ?
Raymond Depardon : Non.
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– Vous ne faites pas de photos avec un téléphone portable ?
– Ah, si. J’en fais.
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– Vous faites des selfies ?
– Oui bien sûr.
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– C’est pas de la sous-photographie ?
– Non,je trouve que c’est bien.
« Sous-photographie ». Vous connaissiez ce terme ? Moi, non. L’analyse étymologique en est enfantine. « Sous » se réfère à quelque chose qui serait en dessous ou inférieur. Il y aurait donc la Photographie. Et il y aurait quelque chose en dessous de la Photographie dont le selfie ferait partie. Notre curiosité est piquée. Qu’est-ce que, concrètement, la sous-photographie ? La journaliste Isabel Pasquier nous aide à le comprendre en continuant d’interroger Raymond Depardon :
« Quand on voit les stars sur les réseaux sociaux, la folie narcissique, les selfies, – après tout, tout le monde en fait plus ou moins – les chats, et les plats qu’on mange dans nos assiettes. Qu’est-ce que ces photos disent de notre monde ? Vous n’avez pas le sentiment que le numérique, au lieu de nous ouvrir le regard, a rétréci notre horizon ? »
La sous-photographie engloberait donc toutes ces images amateures que l’on diffuse sur les réseaux sociaux et plus largement sur internet et qui seraient responsables du rétrécissement de notre horizon.
J’ai toujours été très surprise par ce discours récurrent du trop plein d’images. Encore au mois de la photo dernier, le commissaire indépendant Jean-Louis Pinte disait en introduction des expositions : « L’époque est à la banalisation de l’image, à son dévoiement. Facebook en est le principal artisan, son manipulateur ». Depuis cinq ans que je travaille dans le secteur de la photo, je peux officiellement dire que la phrase que j’entends le plus souvent au quotidien est : « Aujourd’hui, nous sommes noyés dans les images ».
La réalisatrice québécoise Helen Doyle a même fait de ce thème de la noyade un film, Dans un océan d’images. « J’aime passionnément la photographie et je me questionne sur le sens des images dont nous sommes submergés tous les jours. Comment montrer en images les tumultes du monde? » s’interroge-t-elle. Le film commence d’ailleurs sur l’œuvre de Bertrand Carrière, un photographe qui noie ses photos lors d’une performance. Tout au long du film Helen Doyle interroge des faiseurs d’images et des reporters de guerre sur la valeur de leur travail. Noyé dans un flot incontrôlable, ces images deviendraient invisibles.
Cette analyse me pose plusieurs problèmes.
Tout d’abord, jamais aucun de ces acteurs n’établit de distinctions entre les différents types d’images que l’on peut voir sur internet. On ne regarde pas les photos de ses amis sur Facebook comme on regarde un diaporama sur un site de presse. On ne prête pas la même attention à un article fait de photos de chats sur Buzzfeed qu’au portfolio d’un photographe sur un réseau social artistique. À force d’accorder une même valeur d’attention à toutes les photographies, on dévalue l’image en la dépossédant de son sens et de son contexte. Est-ce que quand on partage une photo de chat, on tue une photo de presse ? Non ! Est-ce que le fait de liker la photo du plat de pâtes de mon ami m’empêche de m’intéresser à une belle série de photographies de paysage ? Encore non.
Néanmoins, il faut tout de même que je vous dise que cette tendance à se sentir surchargé ou noyé est tout a fait naturelle dans le bouleversement que l’humanité est en train de vivre. Dans le documentaire d’Arte Un monde sans papier, Anaïs Saint-Jude, directrice des projets spéciaux à Stanford nous raconte comment on retrouve régulièrement dans des textes historiques des signes d’un sentiment de surcharge d’information :
« Chaque fois qu’une avancée technologique permet une diffusion plus large de l’information, l’humanité à tendance à se sentir dépassée. Platon écrit dans Phèdre que si nous nous reposons sur l’écriture, nous perdrons la capacité de nous souvenir de quoi que ce soit. En fait c’était sa réaction à l’invention de l’écriture. Plus tard, au début de l’époque moderne, on trouve Descartes dont la méthode philosophique peut être considérée comme une réaction à un sentiment de surcharge d’information. Comment un être humain pourrait-il lire tous ces livres et apprendre toutes ces choses au cours d’une vie ? Il est vrai que le volume des informations a augmenté de façon exponentielle et que leur diffusion s’est accélérée depuis cette époque. Mais je ne saurais dire si notre expérience de cette surcharge est radicalement différente aujourd’hui ».
L’être humain, depuis l’invention de l’écriture et l’invention de l’imprimerie, a radicalement évolué. Et dans la mesure où ses capacités de lecture et de compréhension se sont développées avec la multiplication des écrits, on peut imaginer que le nombre grandissant d’images que nous traitons aujourd’hui fera de nous une humanité lectrice de photographies dans le futur. N’ayons pas peur des images, elles ne nous noient pas. Au contraire, elles nous portent. D’ailleurs, Raymond est d’accord avec moi.
« Je trouve ça bien que tout le monde fasses des photos et que les réseaux s’ouvrent. C’est aussi une certaine liberté et je trouve que la photographie c’est la liberté. (…) Il ne faut pas avoir peur de la photographie. Ça mord pas, au contraire, ça fait du bien. »
Jusqu’ici, les images sur internet ont été considérées comme un large flux informe dont nous serions victimes. Mais il se trouve que, plus le temps passe, et plus des outils se développent pour que les internautes deviennent maître des flots qui nous submergent. Les moteurs de recherches des réseaux sociaux se spécialisent, nous permettant de chercher des projets photo de façon de plus en plus précise. Des applications nous permettent d’organiser et d’archiver l’ensemble des sites que l’on suit (Feedly, Flipboard, Paper.li…). L’internaute possède des outils pour devenir acteur de sa recherche, un nageur expérimenté plutôt qu’un noyé.
Mais revenons à Isabel Pasquier qui demande encore à être rassurée. Oui, malgré les arguments de Raymond pour que toutes les formes photographiques coexistent, elle se demande si c’est vraiment bien que des documents amateurs d’information visuelle se diffusent.
« Qu’est-ce que vous pensez de tous ces documents visuels qui nous viennent des citoyens, des combattants, des militants… Est-ce qu’il n’y a pas d’autant plus besoin de photojournalistes ? »
Mais là, je vais me contenter de laisser Raymond Depardon répondre.
« Les deux peuvent cohabiter. Je trouve ça très bien que tout le monde fasse des photos. (…) L’image, ça a toujours été quelque chose qu’il faut montrer. Quand il y a de la censure, quand on commence à bloquer, quand on commence à nous prendre notre film, ça veut dire qu’on est dans un état totalitaire. Il faut être ouvert. (…) Aujourd’hui, plus on a d’images, plus c’est la démocratie. »
Merci Raymond.
Pour ceux qui voudraient regarder l’interview complète de Raymond Depardon :
A voir aussi : Un monde sans papier, ARTE (cité dans l’article)
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